CE QUE RACONTENT LES ERREURS

La prof de français

Ma prof de français, au début des années 90, me renvoyait souvent dans le bureau de l’administration au rez-de-chaussée parce que j’arrivais en retard. Un retard dû à des choses qui n’avaient aucun rapport avec moi. La plupart du temps, il s’agissait du retard de mon père qui devait me déposer au collège. Incapable de partir à l’heure, alors que moi, je l’attendais sagement dans l’entrée, il devait rouler à toute allure sur la petite départementale qui traversait la forêt jusqu’à Aix-en-Provence. Ce trajet suscitait en moi une certaine anxiété puisque non seulement j’appréhendais les réprimandes de Madame B. mais en plus, il fallait ravaler ma peur de la vitesse dans cette Renault Fuego rouge que mon père conduisait à l’époque.

Madame B., en plus de m’obliger à redescendre les trois étages sans ascenseur pour faire injustement signer un avis de retard et ainsi me faire rater dix minutes de plus de son cours, insistait volontiers sur le fait que ma sœur aînée était meilleure en grammaire que moi. En fait, elle était meilleure que moi dans à peu près tout, sauf en sport et en arts.

Quand mon classeur n’était pas rangé à son goût, Madame B. n’hésitait pas à me gronder devant toute la classe. Pour sa démonstration d’autorité, elle ne choisissait pas l’un(e) de ceux ou celles qui chahutaient constamment. Elle ne choisissait pas non plus celui ou celle qui ne travaillait pas. Elle me choisissait moi. Et je ne saurai jamais pourquoi.

Elle soufflait, postillonnait sur mes feuilles de cours et je voyais son rouge déborder de ses lèvres minces. Elle humectait le bout de ses doigts et faisait tourner nerveusement les pages de mon classeur en criant : « Mais qu’est-ce que c’est cette organisation? Par ordre chronologique! Il faut ranger par ordre chronologique! » articulait-elle avec exagération. Je remarquais les « r » qu’elle roulait quand elle s’énervait, comme le faisait Jacques Brel dans ses chansons les plus lyriques. Sa permanente, elle, ne bougeait pas. Bien en place. Sa tête me paraissait énorme. Je ne disais rien et me concentrais sur la meilleure façon de rester digne, de ne pas perdre la face. Je me faisais toute petite sur ma chaise dans laquelle je me coinçais souvent les doigts. Parfois, je sentais un vieux chewing-gum collé en-dessous de l’assise en bois.

Quand ce n’était pas pour mon retard ou pour mon classeur, Madame B. me reprochait ma relation qu’elle estimait décalée à la grammaire française. Ce jugement venait du fait que je voulais toujours savoir pourquoi. Et il fallait qu’on m’explique les choses en s’adressant à mon intuition. Il fallait me faire sentir la vie des signes, des mots, des verbes. Dans l’un de mes bulletins scolaires, madame B. était allée jusqu’à écrire que j’avais un problème de logique. Parce que l’intuition ne fait pas (encore) bon ménage avec ce qu’on appelle à tort « la logique ».

L’erreur est un signe

Pourquoi est-ce que je vous raconte cette anecdote?

Déjà parce qu’aujourd’hui, elle m’amuse. Et j’aime raconter des histoires. J’en ai fait ma profession : donner forme à des récits, des idées, des opinions. Former. Pas enseigner. D’ailleurs, je trouve ce mot terrible : « enseigner ». On y entend « seigneur », autorité, domination. On y entend aussi « saigner ».

Non, je n’enseigne pas. Je forme. Je sculpte.

Mais je raconte cette anecdote surtout parce qu’elle contient beaucoup de sens.

Elle nous dit d’abord que ce n’est pas grâce à Madame B. que je suis devenue formatrice en langue française, rédactrice et conseillère. C’est malgré elle.

Ensuite, elle nous montre que l’erreur, dans le sens commun, dans nos cultures de la performance, est mal perçue. À l’instar de l’errance. Car oui, le mot « erreur » ne veut pas seulement dire « se tromper ». Il désigne aussi le fait d’aller à l’aventure, de vagabonder, de se laisser « aller çà et là » sans trop savoir.

Un retard, l’organisation non chronologique d’un classeur, une mauvaise utilisation des pronoms…

Personnellement, je considère « l’erreur » avant tout comme un signe. Et un signe peut révéler beaucoup de choses. Il y a toute une vie qui grouille sous le tapis bien plat des signes.

Parfois c’est de la paresse, un désintérêt, une négligence qui s’expriment dans les signes. Mais d’autres fois, c’est un cruel décalage entre les règles et la réalité qui s’y manifeste. Ou une anxiété causée par un environnement dévalorisant.

J’écoute les signes pour ce qu’ils ont à nous raconter.

Quand ceci est assez clair, mon rôle est de leur offrir leur juste place : celle qui permet à chacun(e) de raconter sa propre histoire, de donner son opinion, de faire passer son message sans obstacles et sans que les règles ne deviennent l’objectif.

C’est ainsi qu’on enrichit la langue elle-même et qu’on lui donne une chance d’honorer notre réalité. Car la langue est un outil. Pas un seigneur.

 

DE / Schlüsserwörter : Fehler, Bedeutung, Ausbildgung, Lehrerin, erzählen, Sprache.

EN / Keywords : Mistake, meaning, education, teacher, tell, language.

 

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