ÉCRIRE L’IDENTITÉ

Récit autobiographique

 

1-4 ans.
Je me souviens des bruits, des odeurs, des goûts, des lumières, de la présence maternelle, de l’espoir paternel, de la complicité me liant à ma sœur et la rivalité nous séparant.
Les murs de notre maison étaient en pierre. Une pierre grise, humide et fraîche. Des murs qui contenaient l’énergie obsessionnellement constructive de mon père, des murs qui portaient modestement les bases de notre vie familiale dans cette région du Nord de la France où les jeunes profs sont mutés au début de leur carrière car personne d’autre ne veut y aller.

Ma mère était silencieuse, responsable, forte, calme. Elle portait l’air autour d’elle. Nos chambres se trouvaient en haut de l’escalier. Ce n’était pas seulement le premier étage, c’était l’aboutissement de l’escalier. Ma chambre était tapissée d’éléphants bleus rieurs, sautillant dans une perspective blanche. C’était eux qui créaient une perspective. Parce que leur trompe s’avançait vers moi. J’avais méticuleusement commencé à arracher cette tapisserie, pour une raison que j’ignore. Ma mère n’avait pas fait de commentaire, mais j’avais remarqué qu’elle-même se posait la question et que par pur respect pour les attitudes parfois inexplicables des enfants, elle n’avait pas tenté de percer le mystère.

Un jour je suis tombée de l’escalier, en roulant sur moi-même. Je ne pouvais pas encore marcher, mais j’avais réussi à me débarrasser de l’obstacle censé me protéger : un coffre de bois placé devant ma porte pour la maintenir ouverte et m’entendre, m’interpréter.

Un jour, j’avais provoqué la colère de ma sœur que j’avais effrayée en l’observant se mirer dans la salle de bain. Je portais un masque d’extraterrestre de plastique vert avec des antennes en fil de métal. Ma sœur, elle, avait reçu un masque de princesse, avec des cheveux blonds qui s’emmêlaient facilement. Cadeaux rapportés par mon père qui s’était absenté quelques jours, témoignant sans doute de ce que nous lui inspirions alors.
Son retour à la maison ce soir-là avait transporté dans l’entrée un peu d’air froid de la nuit. Un air plein d’énergie. L’énergie de l’extérieur. La puissance de la planète qui commençait là où l’intérieur cherchait à se définir et à demeurer, dans la chaleur qui couvrait le corps, dans la lumière qui donnait leur forme aux objets et aux êtres, dans le temps qui pouvait se répéter.

Au fond du jardin, dans un vallon qui le côtoyait, il y avait des chevaux. Et notre cabane. Une cabane dans laquelle nous avions créé une cage pour y nourrir des escargots. Et il y avait « taupinette », une petite taupe responsable des grimaces de ma mère et heureuse bénéficiaire de l’amour inconditionnel de ma sœur. « Taupinette » construisait de jolis monticules de terre grasse dans la pelouse.

La pelouse où je passais de longues heures à jouer seule avec un gobelet alors que je rampais encore, sur les fesses, les genoux repliés vers l’avant, tractant mon petit corps compact pour le déplacer, soutenue par mon bras droit qui stratégiquement assurait la verticalité de ce qu’on ne pouvait pas encore appeler un « tronc » tant il se confondait grassement au reste. À la hauteur de « taupinette », je commençais à observer le monde. Je commençais à éviter de m’approcher de la forêt qui provoquait en moi une telle fascination que, quelques années plus tard, il m’était encore impossible de ranger mon premier vélo à ses abords sans m’enfuir en courant, lâchant ce premier vélo qui s’écrasait au sol dans un fracas métallique, me concentrant de toutes mes forces pour ne pas laisser mon imagination amplifier l’effroi, remplir l’espace de fantômes, de monstres et pire que tout, de sorcières, qui m’auraient poursuivie et rattrapée.

Dans le petit village en contrebas, non loin d’une fontaine couverte de mousse, il y avait l’école de ma sœur. Un bâtiment de briques comme on en voit souvent dans le Nord.
Moi, j’allais à la maternelle dont je n’ai aucun souvenir. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pu écouter une cassette enregistrée à mes trois ans, racontant que mes copains avaient mangé tous mes chocolats, que seuls les bonbons de ma mère étaient bons et que je voulais devenir prince. Mon père, dubitatif ou inquiet, me demandait alors : « Pourquoi veux-tu devenir un prince? » Ma réponse fut: « Pour sauver la dame jolie ». La place de l’adjectif accentuait l’assurance de mon affirmation. Je venais de voir King Kong. Ou du moins, on m’avait autorisée à rester dans le salon alors que les adultes regardaient un film.

Jessica Lange aux vêtements mouillés dans la main de King Kong, le monde dans une main encore géante.

 

Copyright Viviane Welter, 2016.