L’EKPHRASIS AU CŒUR DE L’ŒUVRE D’ART

 

Tous les jours, dans tous les musées du monde, des milliers de spectateur.trice.s s’attardent devant des œuvres d’art. Des guides les accompagnent, des explications murales fournissent quelques détails contextuels, des commentaires s’échangent discrètement, on se rapproche, on s’éloigne, on prend des notes. À l’époque où le musée a largement démocratisé l’accès à l’art (Déotte, 2010), l’explication de l’œuvre est centrale. La définition initiale du terme « ekphrasis », « expliquer jusqu’au bout » (Coussemacker et Roumier, 2020, note 1), portait peut-être déjà en elle une puissance alors insoupçonnée, car lorsque Michel Foucault dans son texte Les suivantes (Foucault, 1966) analyse la peinture Les Ménines de Diego Vélasquez (voir Figure 1), cette œuvre phare de l’époque classique semble prendre une autre forme, la rapprochant peut-être même du postmodernisme. La question que je me pose est donc la suivante : l’ekphrasis ne serait-elle pas précisément le cœur de l’œuvre d’art ? Je tenterai de montrer que la mise en abîme créée par l’ekphrasis de l’œuvre originale est ce qui rend cette dernière vivante. Pour étayer ma thèse, je dresserai d’abord un bref portrait de l’ekphrasis. Je montrerai ensuite que la description faite par Foucault est poétique en ce qu’elle ouvre des pistes infinies à la réflexion sur ce qu’est la clé de voûte de l’œuvre d’art.

« Ekphrasis » est un terme datant de l’Antiquité grecque signifiant « expliquer jusqu’au bout » (Coussemacker et Roumier, 2020, note 1). Au sujet de la poésie de Garcilaso de la Vega, Roland Béhar explique que cette dernière « renouvela […] la manière de rendre par des mots ce qui s’offre à l’œil » (Béhar, 2020, paragr. 1) et l’associe ainsi à l’ekphrasis. Il pousse la réflexion plus loin et remarque que c’est Leo Spitzer, en 1955, qui est à l’origine de l’ekphrasis, cette fois-ci comprise comme étant un « genre littéraire à part entière » (Béhar, 2020, paragr. 7). Dans sa première acception, l’ekphrasis est un outil. Sa fonction est descriptive. Il n’y est pas question d’effet de style ni de créativité. Dans sa deuxième acception, le texte poétique qu’est l’ekphrasis, n’est plus soumis à une hiérarchie des genres (en l’occurrence, la peinture et la poésie). Par ailleurs, il cherche à créer l’émotion mais aussi à convaincre le.la lecteur.trice de sa pertinence (Coussemacker, Roumier, 2020). Le personnage de Frenhofer dans Le chef-d’œuvre inconnu affirme d’ailleurs que le peintre doit être poète (Balzac, [1832]/2015), annonçant ainsi le lien essentiel existant entre la peinture et la poésie. L’importance de la lecture apparaît ici en filigrane et, outre le caractère ludique et érotique de l’écriture poétique, Roland Barthes quant à lui, souligne le caractère corporel de la lecture et la place essentielle que cette dernière fait à la subjectivité (Barthes, [1971] 2011). Ainsi, l’ekphrasis, dans la vastitude de ce qu’elle suppose (description exhaustive, poésie, érotisme de l’écriture et primauté de la lecture) permet-elle de penser que le centre de gravité de l’œuvre d’art est peut-être la perpétuelle énigme de son sens.

La lecture que Foucault a faite de la peinture de Vélasquez Les Ménines (voir Figure 1), est à cet égard un exemple éloquent. La compréhension que l’on peut avoir de l’œuvre sans avoir lu son texte, est à mon avis différente de celle que l’on peut en avoir après la lecture de ce texte. Au premier coup d’œil, on contemple dans cette œuvre un portrait de la dynastie royale (Philippe IV d’Espagne). Le regard du.de la spectateur.trice est attiré par le personnage central, l’infante; la perspective linéaire organise la lecture selon une hiérarchie des plans; les jeux d’ombre et lumière mettent en évidence les personnages de la cour gravitant autour de l’infante, et permettent de repérer les éléments principaux. Cependant, à la lecture du texte de Foucault, on découvre que le peintre, représenté au deuxième plan, observe un espace extérieur au cadre. L’infante et d’autres personnages dirigent leur regard vers ce même espace. Au fond, le point de fuite qui se trouve dans l’embrasure de la porte, est occupé par un personnage se retournant et dont le regard rejoint celui des autres. Quant au sujet de la toile du peintre, il est invisible puisque le chevalet est représenté de dos. Enfin, un autre point de fuite apparaît dans un miroir placé sur le mur du fond et dans lequel se reflète le couple royal. Ce jeu d’allers-retours entre les regards, ce mouvement créé par les points de fuite et le reflet, tout ceci, associé au fait que la peinture est de grandeur nature, participe au fait que le.la spectateur.trice semble attiré.e à l’intérieur de la toile, mais pas seulement en tant que personne observante. En effet, Foucault suggère que c’est elle qui est au centre de l’attention des personnages : « Le peintre ne dirige les yeux vers nous que dans la mesure où nous nous trouvons à la place de son motif. » (Foucault, 1966, p. 20) Et le public étant changeant, ce motif l’est aussi, à l’infini. Mais l’énigme va encore plus loin. Le miroir reflète le roi et son épouse, brouillant ainsi davantage les pistes menant à la certitude de ce qu’est le véritable sujet de l’œuvre. Foucault creuse un interstice sémiologique dans la lecture de l’image, mettant ainsi en question la discipline de l’histoire de l’art elle-même (Didi-Huberman, 2000) : « C’est que peut-être, en ce tableau, comme en toute représentation […] l’invisibilité profonde de ce qu’on voit est solidaire de l’invisibilité de celui qui voit » (Foucault, 1966, p. 31). Pris dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur de la toile, d’un point focal à l’autre, le regard du.de la spectateur.trice s’engage dans une dynamique qui anime l’œuvre d’un mystère. La lecture contemplative classique que l’on pourrait s’en faire, se voit déstabilisée par celle qu’en fait Foucault dans ce texte qui, non seulement célèbre la notion d’ekphrasis en tant que genre à part entière, mais permet aussi d’avancer l’idée qu’une œuvre, peu importe son époque d’origine, trouve tout son sens à l’endroit énigmatique où les certitudes s’évanouissent.

J’ai tenté dans ce travail de montrer que l’ekphrasis méritait les débats qu’elle suscite. Elle est un genre à part entière, poésie, peut-être essai, et un garant de la vitalité de l’œuvre. Pour appuyer mon argumentation, j’ai exposé le texte de Foucault au sujet de la peinture de Vélasquez Les Ménines. Il s’y profile une œuvre classique se métamorphosant presque en œuvre postmoderne dans laquelle la lecture subjective participe au sens qui lui est donné (Nadon, 2018). Dans cette mise en abîme de la représentation, il serait intéressant de se demander quelle forme prendrait le texte de Foucault s’il était à son tour peint par un.e artiste contemporain.e, décrit par la psychanalyse, ou interprété en musique. Car si l’ekphrasis est au cœur de l’œuvre, c’est parce que le cœur est précisément ce qui échappe à toute forme définitive.

 

Copyright, Viviane Welter, 2023.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Balzac, Honoré de. (1832/2015). Le chef d’œuvre inconnu. Mille et Une Nuits.

Barthes, Roland. ([1971] 2011). Le bruissement de la langue, Essais critiques IV. Seuil.

Béhar, Roland. (2020). Garcilaso de la Vega et l’ « invention » de l’ekphrasis par Leo Spitzer (1952-1955). e-Spania, 37. http://journals.openedition.org/e-spania/36427

Coussemacker, Sophie et Roumier, Julie. (2020). En guise d’introduction : Ekphrasis et hypotypose : les écriture de l’enargeia dans la péninsule Ibérique médiévale et moderne. e-Spania, 37. https://journals.openedition.org/e-spania/35993

Déotte, Jean-Louis. (2010). Ce que je dois à Foucault. Appareil, 4. http://journals.openedition.org/appareil/913

Didi-Huberman, Georges. (2000). Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images. Ed. de Minuit.

Foucault, Michel. (1966). Les mots et les choses. Gallimard.

Nadon, Catherine. (2018). Considérations épistémologiques : le paradigme de l’art postmoderne. Dans Recherche développement d’un modèle didactique de l’enseignement-apprentissage de l’expérience esthétique de l’art postmoderne dans le cadre de la formation en arts visuels au collégial (p. 10-25) [Thèse de doctorat, Université d’Ottawa, Canada]. Recherche uO.https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/37497