LA LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE M’A TOUT APPRIS
Deuxième essai
Grève. Cours annulé. Furieuse comme je peux l’être quand je rencontre un obstacle, je file au Salon du livre pour tenter de faire d’un mal un bien, qualité héritée de ma lignée maternelle de femmes fortes. Le hasard fait bien les choses, Catherine Mavrikakis y présente Niagara[1] dans un entretien intitulé « L’eau, élément déclencheur des mots[2] ». Femmes fortes, eau, littérature, je suis dans mon élément. Ses yeux cerclés d’un bleu électrique pétillent d’une lumière sombre. Elle agite dans tous les sens son micro rapidement devenu obsolète. Le lendemain, au même Salon, distraite, je bouscule quelqu’un et m’excuse. La personne se retourne. C’est elle. Nous discutons du cours « Écrire au Québec[3] », elle me conseille son atelier et s’exclame « J’adore vos initiales ![4] ». De cette même voix assurée, interrompue par de courtes inspirations, elle raconte dans un entretien mené par Michel Lacombe[5] sa relation complexe à ses origines, sa vocation pour l’enseignement, son amour du Québec, sa vision de la littérature, du télétravail et de l’omniprésence du discours médical dans notre société. Je plonge mes mains dans ce généreux flot d’informations et en tire quelques perles que je dépose sur la grève (et voilà le lien avec l’autre grève) : la littérature et l’université ont le droit d’être anachroniques, les textes sont des lieux de doute et réflexion, il faudrait au Québec, où « tout n’était pas fait[6] », accepter le dissensus. Et cela : le hasard, « tout ce qui est suscité par ce que je ne connais pas[7] », a été aboli. Je remonte ce fleuve qu’est la mémoire, la question des origines, l’écriture et l’existence, et sais que les expériences vraies sont celles des hasards que j’ai laissés me submerger.
C’est dans un jeu de miroirs autour du « Je » que se déroule la riche intervention de Karine Rosso[8]. Je venais de lire un article à ce sujet[9] et encore assoiffée, j’ai fait un détour par l’Euguélionne[10] pour en ressortir avec Mon ennemie Nelly[11]. Karine a ensuite été assez aimable pour répondre au courrier dans lequel je lui demandais si le récit hybride et d’autofiction faisaient peur, et si les systèmes dominants avaient le vertige devant les voix singulières. Voici donc un plongeon prolongé dans ce qui échappe aux genres figés. Une plongée d’abord historique, mais du côté des écrits de femmes, donc en eaux troubles car peu connues, où l’on croise de nombreuses sirènes, celles qui m’attirent mais qui ont fait et font retentir les sirènes des garants du patriarcat. Le champ littéraire[12] est encore trop terrien et l’écriture des femmes, associée à un espace intime ne s’aventurant pas au-delà des quatre murs d’une chaumière ou d’un hôtel particulier. Les années soixante voient émerger les collectifs d’écriture et les maisons d’éditions féministes[13]. Les voix de Madeleine Gagnon[14] et Huguette Gaulin[15] s’élèvent au-dessus du brouillard et brouillent les pistes, de nouveaux mots comme poudre à canon. Canons d’une beauté intersectionnelle, non-essentialiste : « sororité », « patriarcat ». Ce dernier est nommé. Il n’est donc plus considéré comme une évidence, un degré zéro de la connaissance, une matière brute échappant à la sculpture du structuralisme. Peut-être peut-on commencer à espérer qu’il ne sera plus question d’écriture féminine[16] couleur rose pâle, et réservée aux aéroports et salles d’attentes, pendant que les hommes seraient les écrivains de la parole universelle. Pendant que moi, je pleure de n’avoir pas pris Nelly dans mes bras.
Le diable dans cette société est créatif et singulier. J’aime faire l’avocat du diable. C’est un point commun que je semble avoir avec Sébastien Dulude[17]. On ne renonce pas à une carrière dans le droit si l’on n’est pas mu par l’intuition que « droit » ne vaut pas sens inverses et contresens, marges et périphéries, gauche et horizons.
Mais cette destination a beau être poétique, elle reste soumise à la forme. La littérature est un objet signifiant et pour nager en dehors des eaux territoriales, il faut du corps. La matérialité du livre contribue à l’expérience de lecture et même d’écriture, si l’on se réfère à l’œuvre de Roland Giguère[18]. À l’endroit où le noir donne du relief au blanc, c’est dans les idées autant que dans l’espace que naissent les perspectives. Et les proverbes usés perdent leur pertinence. Car l’habit fait parfois le moine et le livre son texte. Aussi, je voudrais un éditeur qui accueille mes écrits un lundi vêtus d’un costume, un vendredi en jean, puis le lendemain soir dans leur plus simple appareil. Seule la confiance permet une telle nudité sous la couverture. De la première à la quatrième. C’est l’éditeur qui recouvre ce corps vulnérable qu’est le texte littéraire, et qui le couvre dans ses excursions commerciales et médiatiques.
D’autant plus que la fiction se raréfie[19]. Est-ce le résultat d’une indigestion ou d’une crise de foi en l’imaginaire ? Est-ce le signe d’un engouement pour le récit autobiographique, ou celui de la fin des genres ? Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de justice, il n’y a que des lois. Au diable les avocats. Je continue l’aventure.
Copyright, Viviane Welter, 2022.
BIBLIOGRAPHIE
LIVRES :
GAGNON Madeleine, Pour les femmes et tous les autres, L’aurore, Coll. « Lecture en vélocipède », n°8, Montréal, 1974, 56 p.
GAULIN Huguette, Lecture en vélocipède, Poésie 1970-1971, Les herbes rouges, Coll. « Enthousiasme », Montréal, 2020.
MAVRIKAKIS Catherine, Niagara, Héliotrope, Montréal, 2022.
ROSSO Karine, Mon ennemie Nelly, Septentrion, Coll. Hamac, Montréal, 2019.
ARTICLES :
BOURDIEU Pierre, Le champ littéraire, In : Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991.
LAVOIE Rosalie, Le sens collectif de l’autofiction : entretien avec Karine Rosso, Liberté, 2017, (318), 7–12.
LIENS :
Concernant le Salon du livre de Montréal : < Salon du livre de Montréal, 23-27 novembre 2002.
< https://www.salondulivredemontreal.com/evenements/leau-element-declencheur-des-mots > consulté le 03.12.2022.
Concernant Catherine Mavrikakis : Le 21e, « Michel Lacombe s’entretient avec Catherine Mavrikakis », ICI Radio-Canada Première, 16 novembre 2020, en ligne. (54 min) <https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/le-21e/episodes/493330/rattrapage-du-lundi-16-novembre-2020 > consulté le 03.12.2022.
Concernant Roland Giguère : Galerie GoArt, Roland Giguère : < https://www.galeriegoart.ca/?artiste=roland-giguere > consulté le 04.12.2022.
[1] Catherine Mavrikakis, Niagara, Héliotrope, Montréal, 2022.
[2] Salon du livre de Montréal, 23-27 novembre 2002. < https://www.salondulivredemontreal.com/evenements/leau-element-declencheur-des-mots >
[3] Je fais référence au cours « Écrire au Québec » donné par le professeur Louis-Daniel Godin-Ouimet, à l’Université du Québec à Montréal, session d’automne 2022.
[4] Je cite ici approximativement Catherine Mavrikakis pendant notre échange informel au Salon du livre le 25 novembre 2022.
[5] Le 21e, « Michel Lacombe s’entretient avec Catherine Mavrikakis », ICI Radio-Canada Première, 16 novembre 2020, en ligne. (54 min) https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/le-21e/episodes/493330/rattrapage-du-lundi-16-novembre-2020
[6] Op. cit.
[7] Op. cit.
[8] Je fais référence à la présentation de Karine Rosso du 16.11.2022 dans le cadre du cours Écrire au Québec, organisé par Louis-Daniel Godin-Ouimet, à l’Université du Québec à Montréal.
[9] Rosalie Lavoie, Le sens collectif de l’autofiction : entretien avec Karine Rosso, Liberté, 2017, (318), 7–12.
[10] Librairie L’Euguélionne à Montréal.
[11] Karine Rosso, Mon ennemie Nelly, Septentrion, Coll. Hamac, Montréal, 2019.
[12] Je fais référence au « champ littéraire » de Pierre Bourdieu dans : Pierre Bourdieu, Le champ littéraire, In : Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991.
[13] Je fais référence notamment aux maisons d’édition Remue-ménage et Pleine lune.
[14] Je fais référence à : Madeleine Gagnon, Pour les femmes et tous les autres, L’aurore, Coll. « Lecture en vélocipède », n°8, Montréal, 1974, 56 p.
[15] Je fais référence à : Huguette Gaulin, Lecture en vélocipède, Poésie 1970-1971, Les herbes rouges, Coll. « Enthousiasme », Montréal, 2020.
[16] Je fais référence aux stéréotypes associés à la littérature dite « féminine » véhiculés par le discours normatif mentionné par Karine Rosso pendant sa présentation.
[17] Je fais référence à la présentation de Sébastien Dulude du 30.11.2022 dans le cadre du cours Écrire au Québec, organisé par Louis-Daniel Godin-Ouimet, à l’Université du Québec à Montréal.
[18] Je fais référence à l’œuvre de Roland Giguère en général, mentionnée par Sébastien Dulude lors de sa présentation. Voici un lien en référence à l’artiste : < https://www.galeriegoart.ca/?artiste=roland-giguere>
[19] Je paraphrase l’énoncé de Sébastien Dulude lors de sa présentation.