SÉRENDIPITÉ

 

IMPROBABLE RENCONTRE

 

Lors de l’un de mes séjours en Nouvelle-Zélande, j’avais fait la connaissance d’un homme charismatique, Grant. Notre rencontre était assez improbable. Je venais de passer une nuit dans un hôtel à la fois rustique et chic pour y faire des photos de mode au style improvisé, avec une de mes amies, elle aussi artiste interdisciplinaire et refusant les cloisons. Jasmyn avait repris le ferry pour rentrer à Auckland et moi j’avais décidé de poursuivre ma route vers une plage dont le nom était mystérieux : Rocky Bay. J’avais empoigné mon sac de voyage, déterminée à marcher jusque-là. Plusieurs kilomètres le long d’une route sinueuse en plein soleil estival, chaussée de mes élégantes bottines italiennes, complètement inadéquates. Au volant de sa puissante Audi décapotable, Grant avait croisé mon chemin. Surpris de me voir à cet endroit, encore affublée de mes vêtements de la veille, il s’était arrêté pour me demander si tout allait bien. Il s’était dit que j’étais perdue. Je l’étais. Mais je ne le savais pas. Est-on perdu si on ignore l’être? Est-on perdu si l’égarement permet la rencontre de quelqu’un dont le portrait fait saillie dans notre vie?

Notre amitié avait été instantanée. Son activité dans la production cinématographique lui avait réussi. Avide de liberté, il avait acquis un terrain en friche sur le versant nord de l’île de Waiheke où il avait transformé un vieil abri agricole en loft et créé un jardin qui lui offrait la liberté d’être quasi totalement indépendant. L’eau de pluie, il la collectait pour son usage personnel. Derrière ses airs d’homme de pouvoir et de conventions, Grant cultivait des valeurs de modestie et de nomadisme. Il avait bien compris que tout est interconnecté et qu’il devait son épanouissement avant tout à son sens de l’observation du vivant.

Le jour où nous nous sommes dit au revoir, il a remercié les circonstances, la route et les trajectoires. Il les a appelées « serendipity ».

 

PROMETTEUSES TRAJECTOIRES

 

D’autres circonstances m’ont menée à Montréal, deux années plus tard. Un projet un peu fou de plus : me plonger dans un univers stimulant et discipliné pour écrire mon premier manuscrit. Je me suis donc inscrite dans un certificat en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal. J’ai, pour la deuxième fois, renoncé à mon permis de séjour en Suisse, puisque lorsque l’on s’absente plus de six mois hors du territoire suisse, on perd son statut de résident(e). Déménagement, administration, paperasse. Six heures de décalage horaire. Travailler de nuit avec mes clients en Europe. Acheter un aspirateur, se familiariser avec la carte du métro, découvrir qu’ici on fait la queue pour entrer dans le bus, mettre les sous-titres pour comprendre les films de Denis Arcan, marcher, tellement marcher.

Neil, un ami photographe, aime me parler du concept d’hétérotopie de Michel Foucault, de sa fascination pour les lignes sobres de l’architecture des années soixante-dix, de l’app qu’il utilise chaque jour pour apprendre le japonais. Un jour, il vient chez moi, dans ce loft aux murs de briques rouges que tous les Français(es) recherchent dans leur fantasme d’une vie nord-américaine-mais-pas-trop-quand-même, pour faire un projet vidéo. Je dois faire des ombres chinoises, porter ma robe la plus élégante et des chaussettes bleu ciel, l’aider à imaginer le dialogue muet d’un couple en crise.

Une fois la prise de vue terminée, nous trinquons et en venons à parler de ces termes que nous ne connaissions pas jusqu’à récemment. Je mentionne « serendipity ». Il le trouve éloquent. Il aime l’anecdote que je lui raconte pour l’illustrer. Celle de Grant, de la route et des prometteuses trajectoires. Ce mot mérite selon lui la création de l’anglicisme : « sérendipité ». Plus accompli que le hasard, plus énigmatique que la découverte, moins ambitieux que le destin, moins dramatique que la fatalité.

 

LA PUISSANCE D’ACTION DU LANGAGE

 

Quelques mois plus tard, je saisis mon téléphone pour prendre de ses nouvelles. À cet instant précis, Neil m’envoie un message et me devance de quelques secondes : « C’était quoi déjà ce mot? Celui qui décrit le hasard qui fait bien les choses? »

« Sérendipité » représente à lui seul la puissance d’action du langage.

Il nous dit que certains mots tracent un itinéraire que nous suivons sans nous en rendre compte. Un chemin pour nous déjà inscrit dans notre culture, notre éducation, notre héritage socio-culturel et pourquoi pas même ce que l’on pourrait nommer « le destin ». Cette chose pas assez étrange qui nous maintient à notre place. Cette force qui nous soumet à plus grand, plus lourd, plus écrasant que nos particularités.

Par contre, nous donne aussi de l’espoir. Car à l’endroit de la surprise, quand un événement se produit qui nous paraît inédit, nous nous détachons de l’itinéraire déjà tracé en le voyant enfin. Il nous regarde et nous pouvons lui répondre, lui donner un sens.

 

Copyright, Viviane Welter, 2024. 

 

DE / Schlüsselwörter : Serendipität, Neologismus, Bedeutung, Sprache, Französisch.

EN / Keywords : Serendipity, neologism, meaning, language, French.